LE ROLE DE LA VACHE DANS LA LOI DES ANCIENS DE LA REGION DES GRANDS-LACS AFRICAINS (HAVILA).

Par Dr Mathias NIYONZIMA, avocat au barreau de Bruxelles.

Sources : Liber Amicorum Jacques Herbots, Kluwer, 2002, pp. 277-293

INTRODUCTION

Il convient de prime abord de rappeler que les régions entourant les sources du Nil Blanc étaient traditionnellement  gouvernées par des peuples pasteurs s'occupant  pour l'essentiel de l'élevage de bovins:Bahima, Batutsi, Massaï, etc. pour ne citer que les dénominations les plus connues en Occident. Cet ensemble de peuples fut appelé "hamites" par une certaine doctrine coloniale qui, parfois malicieusement, croyait, à tort, pouvoir  faire retomber sur les éventuels descendants de Cham la malédiction de Noé. En réalité, la dite malédiction est adressée à un des fils de Cham, à savoir Canaan (petit-fils de Noé), et pas à Cham lui-même ou aux  trois autres fils de ce dernier (Cusch-  père de Saba et Havila- Mitsraïm et Puth): <<Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce que lui avait fait son fils le plus jeune. Et il dit: Maudit soit Canaan!>> (Genèse 9, 24-25) .

Des chercheurs des groupes concernés préfèrent eux qualifier leurs peuples de  "Cuschites", "Ethiopides", "shebatiques", voire même "hébreux africains" (voir TEGEGNE, M., Les enfants de l'arche, Genève, Guihon Books, 1999, pp. 7 & ss; BWEJERI, J., Les Batutsi, Tome I et Tome II, Bruxelles, éd. DeHavila, 2001). Selon les traditions éthiopiennes, ces peuples seraient tous originaires de l'ancien Empire de Cusch (ou Saba) ayant comme capitaleMéroé (TEGEGNE, M., o.c., p.8) où régna la Reine de Saba et son fils Ménélik 1er (dont le père aurait été le Roi Salomon d'Israël). Ils ont en commun lemonothéïsme, la monarchie centralisée et surtout le culte de la vache (Inyambo) et du Taureau (Impfizi). De manière générale, la vache y occupait une place centrale dans la religion, la culture, l'économie et le droit. Cependant, il convient de rappeler que les nombreuses similitudes et/ou équivalences prévalant dans la région des Grands Lacs (Havila) ne peuvent pas masquer les différences entre pays. Ainsi, les Massaï consomment du lait mélangé au sang de vache alors qu'un tel mélange est strictement interdit chez les Batutsi du Rwanda et du Burundi.

Une opinion "raciste" entretenue pendant la période coloniale voulait que les peuples sous examen seraient issus d'une immigration relativement récente dans la région où ils se seraient imposés militairement et/ou politiquement sur des populations bantou largement majoritaires numériquement mais appartenant à une prétendue "race inférieure". Il est désormais clair aujourd'hui que ces considérations grotesques sont dépourvues de tout fondement.

Si l'on connaît la réalité sociale de la région sous examen, il est absurde de supposer que les pasteurs se seraient imposés et auraient maintenu leur domination par la guerre. Grâce à de nouvelles découvertes archéologiques (p.e. celle du bâton d'Ishango) et à la recherche récente, notamment dans l'histoire de l'Ethiopie et des frontières sud de l’Empire de Cusch (BWEJERI, J., Les Batutsi, tome III, éd. Havila, 2001) il apparaît que les peuples pasteurs y ont précédé les agriculteurs de plusieurs milliers d'années. C'est cela qui expliquait la prééminence politique, socio-culturelle et économique car au moment de l'arrivée des agriculteurs (bahutu et assimilés) les Batutsi possédaient déjà la terre, les bovidés et le pouvoir.  Il s'agit là de la prééminence universelle des autochtones sur les migrants (quel que soit leur nombre) dont la pleine jouissance des droits passait, comme ailleurs, par un processus comparable à la naturalisation. Autrement dit, les peuples pasteurs de la région des Grands Lacs (Havila) ne sont pas "venus" d'Ethiopie récemment. Ils sont là où ils vivent depuis plusieurs milliers d'années, comme le soutien l’Ecole historique de Havila (BWEJERI, J., o.c., 3 tomes).

Le but de cette étude est de mettre en évidence le rôle prépondérant que jouait la vache dans les systèmes juridiques des pays en question, délimités ci-dessous (voir infra, I) . Mais comme traditionnellement le droit y était intimément lié à la culture et à la religion (la vache rousse est l’objet, par excellence des offrandes à Dieu: Ingorore), il sera en fait aussi question de la civilisation pastorale de cette région. Les études faites de ces sujets pendant la période coloniale n'ont pas accordé à la vache la place qu'elle méritait. L'une des raisons de cette lacune tenait sans doute, tout au moins en partie, de la méconnaissance des civilisations des sociétés étudiées, la plupart des chercheurs coloniaux et néocoloniaux (j'y inclus les missionnaires) n'ayant saisi que les aspects superficiels de la civilisation étudiée. L'essentiel était en effet inaccessible aux non-avertis à cause de l'oralité de la culture, de la méconnaissance de la langue locale et du  caractère "ésotérique" de la culture et du droit en question (voir infra, III, A, 2). Par après, les juristes des Etats nouvellement indépendants n'ont fait que perpétuer la tradition coloniale; ils ont même fourni moins d'efforts que leurs prédécesseurs coloniaux dans la recherche en droit des anciens. Ainsi, ils  se sont contenté de concentrer leurs efforts scientifiques sur le droit dit "moderne" dans la plus pure tradition du "mimétisme paroissial" instauré lors des conversions forcées au christianisme dans les années 1930 (voir  infra,II, D).

La position de l'Eglise catholique romaine à l'égard de la "civilisation du taureau", considérée, à tort, comme  "païenne", explique le conflit, toujours latent, entre cette église et les Batutsi en général qui ont subi une véritable inquisition, décrite par Claudine VIDAL et Marc LE PAPE, chercheurs au CNRS français, dans une préface d'un livre de Laurien NTEZIMANA ( Libres paroles d'un théologien rwandais, joyeux propos de bonne puissance,Karthala, Paris, 1998, p.6-7) comme suit (évoquant le père de Laurien NTEZIMANA):

Celui-ci fut, au début des années trente, l'un des premiers convertis de la Tornade, période ainsi nommée par les missionnaires tant avait été massive la vague des aspirations au baptême. Le caractère politique de ce mouvement n'était pas douteux: lorsque les chefs se convertirent après la déposition du roi païen et son remplacement par un prince catéchumène, la population les suivit de plus ou moins bon gré car les récalcitrants risquaient des bastonnades. Les baptisés de la Tornade connurent un destin différent des Rwandais christianisés durant les deux premières décennies du siècle. Peu nombreux, ces derniers avaient vécu coupés de leur milieur:parce que les chefs les haïssaient, parce que, n'observant plus la multitude des menus rites quotidiens qui concrétisaient le respect du monde invisible des morts et n'obéissant plus aux volontés des ancêtres, leur fréquentation passait pour dangereuse. Mais l'Eglise catholique avait finalement triomphé des obstacles ...La pastorale missionnaire, renforcée par le discours politique, avait fini par imposer une vulgate selon laquelle croyances et rites autochtonnesétaient grossiers, obscènes. Le conformisme chrétien, alliant notabilité sociale et notabilité paroissiale, était si prégnant que les pratiques religieuses traditionnelles, toujours vivaces, étaient accomplies dans une discrétion qui confinait à la clandestinité. Il en résulta qu'une partie des chrétiens non seulement ignorait tout de la religion traditionnelle mais la méprisait, tandis qu'une autre partie, nullement minoritaire, n'était catholique qu'en façade" (souligné par nous).

Selon les termes de Paul DEL PERUGIA (Les Derniers rois mages, Paris, Phébus, 1978, pp. 160-161), cette inquisition devait conduire à la fin du "Royaume du Taureau...Comme dans le Paris du Ve siècle, l'animal prestigieux s'inclina devant la mitre" .

Le "Dieu de l'Agneau" remplaçait le "Dieu du Taureau". Dans ces sociétés où le droit et la culture étaient inséparables,  les vaches pouvaient être classées en plusieurs catégories correspondant à des rôles déterminés en droit et dans la culture, selon leur couleur, la longeur de leurs cornes, la finesse de leurs traits, etc. Certaines vaches étaient considérées comme de véritables institutions de droit public, par exemple troupeau des vaches  "Inyambo" ou le Taureau royal "Ingabe" (SEMASAKA chez MWEZI IV Gisabo ou RUSANGA chez YUHI V Musinga au Rwanda). Bref, rien n'est comparable à la vache en tant qu'instrumentum dominant de la Loi des anciens dans les Pays des Grands Lacs (Havila) (Voir SANDRART, G., Cours de droit coutumier, Astrida, 2 vol., 1939, p.110-111; CHRETIEN, J.P., L’Afrique des Grands-Lacs, Deux mille ans d’histoire, Aubier, 2000, p. 158 ; LUGAN, B., Histoire du Rwanda, Paris,Bartillat,1997, pp.132-133; pp. 151-154) .

Partant des considérations qui précèdent, nous avons décidé d'entreprendre, en hommage  à  un grand professeur qui consacra à l'Afrique une bonne partie de son activité académique et scientifique (nous avons nommé le Doyen  Prof. Dr. Jacques HERBOTS), une étude sur le "ROLE DE LA VACHE DANS LA CIVILISATION ET LE DROIT DES ANCIENS DE LA REGION DES GRANDS-LACS AFRICAINS".

Cette étude, qui n'a pas l'ambition d'épuiser le sujet susmentionné mais uniquement d'en tracer les lignes de force précurseuses d'éventuelles recherches ultérieures plus approfondies, sera subsidivisée en quatre parties:

1. Délimitation géographique et culturelle de la région examinée.

2. La vache dans la civilisation de la région des Grands Lacs (Havila).

3. La vache dans le droit de la région des Grands Lacs (Havila).

4. Conclusion.

I. DELIMITATION DE L'ESPACE GEOGRAPHIQUE ET CULTUREL  DE L'ETUDE

L'ensemble géographique sous examen est l'ensemble de toutes les régions qui entourent le Nil Blanc et ses sources et dont l'essentiel des traditions culturelles s'articule autour de la vache. Elle englobe un nombre impressionnant de grands lacs (Victoria, Tanganyika, Kivu, etc.); d'où sa dénomination "Région des Grands-Lacs". Cette dénomination est cependant relativement récente. Elle a été inventée par l'ex-dictateur zaïrois MOBUTU SESE SEKO à partir de 1976 lorsqu'il initia une organisation régionale réunissant le Burundi, le Rwanda et le Zaïre au sein de la "Communauté économique des pays des Grands-Lacs-CEPGL" (ce qui revenait en fait à une requalification de l'ex-empire colonial belge). Un commentateur ironisait récemment au sujet de la CEPGL (pratiquement morte depuis la chute de HAVYARIMANA et enterrée après celle de MOBUTU) en faisant remarquer que pour l'instant "cette communauté repose tranquillement dans le fond d'un Grand Lac".

La dénomination "Région des Grands-Lacs", en raison de son contexte historique controversé et du fait que ses concepteurs politiques (les Présidents défunts MICOMBERO, HAVYARIMANA et MOBUTU) n'entendaient pas y inclure tous les pays des Grands-Lacs africains, est aujourd'hui dépassée. D'où les récents efforts tendant à trouver une dénomination plus englobante et se fondant sur une source biblique: le pays de Havila, tel que décrit dans laGénèse 2, 10-13,

comme étant toute la région autour de Pischon (Nil Blanc), "où se trouve de l'or pur, le bdellium et la pierre d'onyx" (voir BWEJERI, J., Le Manifeste deHavila, Bruxelles, Annales de Havila, 1999).  En ce qui concerne la présente étude, la dénomination utilisée est celle de "Pays des Grands Lacs (Havila)" qui fait la synthèse entre les évolutions  récentes et la dénomination la plus populaire dans la presse occidentale (et donc dans l'opinion publique dépend de cette presse). Jadis, cette région constituait le prolongement naturel du Pays de Guihon (Nil bleu; Genèse 2, 10-13) et formait avec ce dernier l'Abyssinie antique. Cette dernière aurait inspiré toutes les grandes civilisations antiques de l'Egypte et du Moyen-Orient, ce qui semble avoir été confirmé par la découverte du bâton d'Ishango (dans l'espace du Rwanda antique/actuellement Est du Congo) au sujet duquel on a écrit ce qui suit:

"Une nouvelle estimation, établie par des Américains en 1985 (sur des coquillages de la même couche géologique) confirme l'âge initialement présumé du bâton d'Ishango: il date d'environ 20000 ans avant notre ère. Grâce à ces nouveaux éléments, voilà le mystérieux bâtonnet propulsé à un nouveau rang: il devient la preuve la plus ancienne connue à ce jour de l'acuité mathématique de nos ancêtres. De surcroît, alors qu'on situe traditionnellement l'émergence des premiers calculs à l'époque dynastique de l'Egypte (III ème millénaire av. J.C.), voilà que la naissance du comptage - ou, mieux encore, d'un véritable système numérique- semble dorénavant située au coeur de l'Afrique, dans la région des Grands Lacs, à des milliers de kilomètres du delta du Nil. <<Le bâton d'Ishango nous enseigne que les connaissances mathématiques ne seraient pas nées au Proche-Orient, explique Anne Hauzeur, archéologue à l'Institut royal des sciences naturelles de Belgique (IRSNB), mais bien aux sources du Nil. Leur rayonnement se serait greffé sur la diffusion des techniques de pêche le long du fleuve>>" (Voir LeVif  Express du 16/7/99, rubrique "Préhistoire", pp. 26-28).

Ainsi, cet espace du premier homme sur terre est aussi celui des premières grandes civilisations humaines.

La région du  "bâton d'Ishango" (HAVILA), est un espace de civilisation pastorale créée par des peuples de pasteurs dispersés "au-delà des rivières d'Ethiopie" (Sophonie, 3,10). Cette région offre des aspects divers de l’Egypte pharaonique. Ainsi, la vache Inyambo, vache noble et sacrée, remplissait un rôle comparable à celui de Hathor, vache sacrée nourricière de l'Ancienne Egypte, image de la perfection. Hathor, comme Inyambo pour lesBatutsi du BURUNDI et du RWANDA, était supposée prodiguer la nourriture divine au peuple égyptien, lait nourricier symbolisant l'abondance ( MESSOD & SABBAH, Les secrets de l'Exode, l'origine égyptienne des Hébreux, 2000, Jean-Cyrille Godefroy, 2000, pp. 468-469; BWEJERI, Batutsi II, Histoire confisquée, Annales de Havila, Bruxelles, 2001, p.8). Dans le même ordre d'idée, le taureau Ingabe jouait un rôle comparable à celui du taureau sacré de l'ancienne Egypte, parfois dénommé "Apis", parfois dénommé "min" et le Dieu unique IMANA des Batutsi rappelle, entre autres phonétiquement, le dieu égyptien AMON.

L'Empereur Menelik II d'Ethiopie, siégeant à Berlin en 1885 à côté des plus grandes puissances  convoquées à l'époque par le Chancellier allemand Bismarck en vue de se partager l'Afrique, a tenté de définir les limites de l'espace géographique sous examen lorsqu'il définti les limites (spécialement méridionales) de son empire en ces termes:

"These are the boundaries of Ethiopia:starting from the Italian bounder of Arafale, which is situated on the sea, the line goes westward over the plain Medal of Gerga towards Mahio, Halai, Digsa and Gura up to Adibaro to the junction of the Rivers Mareb and Arated. (...) From Karjok(Karamodja in actual Kenya and Uganda) the line passes to the junction of Sobat river with the White line. From thence the frontier    follows the River Sobat, including the country of Rabore (Rabiro), Gallas and reaches Lake Samburu (Usumbura - Tanganika). (...) While tracing today the actual boundaries of my Empire, I shall endeavor, if God gives me life and strength, to reestablish the ancient frontier of Ethiopia up to Khartoum, and as far as Lake Nyanza with all the Gallas (Tutsi)" (voir  TEGEGNE, M., Erithrea, Genève, Guihon Books, 1999, p. 34 et BWEJERI, J., Les Batutsi II, Histoire confisquée, Bruxelles, Annales de Havila N° 005, juillet 2001, p.14.

Bien que le droit et la culture étudiés couvrent la région orientale de l'Afrique s'étalant de l'Abyssinie à la partie Nord de l'Afrique australe, la présente étude n'a utilisé que des matériaux qui concernent surtout les lois ancestrales du BURUNDI et du RWANDA, avec un  accent spécial sur le cas du BURUNDI. Par ailleurs, on retrouve les aspects fondamentaux de la même civilisation chez certains peuples pastoraux de l'Afrique de l'Ouest, par exemple les Peuls, et de l'Afrique du Nord, par exemple les Touaregs.

II. LA VACHE DANS LA CIVILISATION DES PAYS DES GRANDS LACS

Le rôle de la vache dans la civilisation des pays des Grands Lacs (Havila) est prépondérant.

A. CIVILISATION ORALE ET PASTORALE

Dans l'espace sous examen les découvertes archéologiques ne sont pas absentes mais la primauté appartient à la parole. Il ne s'agit pas de la parole altérable au gré des humeurs et des caractères des personnages mais de paroles dont la fidélité est gardée jalousement et transmise de génération en génération. Cette civilisation orale, intimément liée à la vache et au taureau, est brillamment décrite par Paul DEL PERUGIA  (Les Derniers rois mages, Paris, Phébus, 1978, pp. 155-157) comme suit:

"C'est le privilège des civilisations proscrivant l'écriture de se perpétuer par un prodigieux effort intérieur. L'homme s'y trouve nécessairement façonné par le trésor qu'il nourrit en lui, nuit et jour, et qui l'éclaire perpétuellement qu'il soit aux champs, en transhumance, à la Cour. Quoi qu'il fasse, en effet, son texte vit en lui. La transmission séculaire des strophes et de leurs rythmes plie la pensée la plus ordinaire aux formes savantes d'expression qu'elle porte en elle. A l'occasion des défis homériques que se jetaient les aèdes, pendant les veillées, les improvisateurs reproduisaient, sans effort, dans le feu de l'action, les modèles prosodiques qu'ils gardaient en eux. On entendait ici des poèmes aux formes rares, au vocabulaire hermétique...Devant les invités réunis au bord de l'agora, l'aède aborde les genres suivant sa fantaisie: les poèmes, les contes, les fables protéiformes où la ruse et la force s'affrontent, où les femmes dévoilent leur duplicité, où les jeunes gens se lancent des défis oratoires dignes d'Homère, où la Vache est le héros de sagas romanesques sans fin. Le bovidé sera personnalisé et entreprendra des exploits dignes des épopées orientales et islandaises. Dans la Bible, les écrivains sacrés décrivent les Taureaux de basan comme le symbole de guerriers redoutables et valeureux. La vache se présente au Rwanda comme un chevalier avec les mêmes qualités d'audace et d'honneur que Lancelot ou le Cid du romancero espagnol. Ses cornes sont des lances, son courage celui d'un preux. Son intelligence, inspirée du ciel, la conduit, toujours victorieuse, au milieu des péripéties les plus périlleuses. Lorsqu'elle sert de référence à la beauté majestueuse, elle fait songer à Homère, qui qualifia Héra, femme de Zeus, de Boopis, c'est à dire d'"Oeil de Vache". Il est naturel que le souverain soit nommé par des allégories venant du ruminant. Un poète, se présentant devant lui au cours de la veillée, commence par ce vocatif, clair pour tous: <<Roi ! O lait diluvial>>, qualifiant noblement la bienfaisance royale ruisselant sur le pays. De longs poèmes, liant le Roi à la Vie des Vaches et au Tonnerre, exaltent le rayonnement de sa vie au-dessus des troupeaux paissant les collines" (comp. ERMAN et RANKE, La civilisation Egyptienne, Paris, Payot, 1994, pp. 588-589 concernant la place du taureau en Egypte ancienne). Dans la région sous examen, les peuples pasteurs sont si traditionnellement liés à la vache que  l’on a pu déclarer, en observant leur mode de vie, que “le tutsi est biologiquement lié à la vache“ (“De Tutsi is biologisch gebonden aan de koe”: interview in De Morgen, 16.04.1994) et que “toutes ses aspirations tournent autour du bétail; il constitue à ses yeux le pilier de l’ordre social, il est même l’objet d’une vénération qui bien souvent donne dans la sphère du religieux, et donc aussi d’un culte chargé de symboles et de liens mystiques; la divinité suprême Imana est d’abord le protecteur du bétail” (MEYER, H., LesBarundi, 1916, traduit en 1984 sous la direction de J.P. Chrétien, Paris, 1984, p. 62).

A. L'ORALITE ET LES SOURCES DU DROIT

Contrairement à ce qui était généralement diffusé pendant la période coloniale, la coutume n'était pas l'unique source du droit ancestral en Afrique des Grands-Lacs (Havila). C'est pourquoi nous avons préféré utiliser le terme "droit ancestral" ou Loi des Anciens à la place de "droit coutumier. C'est que beaucoup d'auteurs ont confondu l'oralité avec le caractère coutumier, ce qui n'est pas correct car il existait également des actes législatifs et des décisions de jurisprudence, nécessairement oraux dans une société qui ne recourrait pas à l'écriture.

Des auteurs comme Vanderlinden, J et Langenn ont en effet suffisamment démontré que la Loi des Anciens de cette région comportait, en dehors de la coutume, des actes législatifs (en Kirundi: amategeko, promulgués par le Roi) et la jurisprudence des cours et tribunaux (en Kirundi: Guc'imanza) (voir VANDERLINDEN, J., Les Systèmes juridiques africains, Paris, P.U.F. , 1983, pp. 13 et LANGENN, Rapport annuel de la Résidence allemande de l'Urundi, 29 juin 1909, cité par MASSINON, R. , Aspects de l'évolution historique du Droit burundais, Bujumbura, 1980, p.3) . Ce qui a confondu les observateurs étrangers, c'est que le Roi coiffait l'ensemble des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judicaire) mais que, contrairement aux monarchies absolues de jadis en Europe, il n'en contrôlait vraiment qu'un, à savoir le pouvoir exécutif, car le pouvoir judiciaire était contrôlé par des sages initiés soigneusement au règlement des litiges (en Kirundi "Abashingantahe") alors que les actes législatifs n'étaient normalement promulgués qu'avec l'accord de Mages de la Cour (au Rwanda:Abiru), concernant entre autres l'organisation administrative du pays, les règles de succession au Trône, les règles de la "cohabitation" politique  entre le Roi et la Reine-mère, etc. La Loi des Anciens (qui est l'ensemble des actes législatifs, de la jurisprudence et de la coutume) était au dessus du Prince et considérée comme ayant une origine divine. L'autorité suprême chargée de la promulgation ou de l'interprétation de la Loi (le Roi assisté par les Mages de la Cour) était elle-même sacrée.

 

III. LA VACHE DANS LE DROIT DES PAYS DES GRANDS LACS

Dans les lignes qui suivent, nous traiterons successivement des institutions de droit public et des institutions de droit privé.

A. ROLE DE LA VACHE DANS DIFFERENTES INSTITUTIONS DE DROIT PUBLIC

Au Rwanda et au Burundi, les Rois tutsi étaient mystiquement représentés  par des Taureaux dynastiques : Rusanga (Rwanda) ou Ingabe (Burundi). Sous le règne de MWEZI IV Gisabo (Burundi), ce dernier fut longtemps mystiquement personnifié par le taureau dénommé SEMASAKA. L'ensemble des troupeaux royaux étaient comparés, dans la poésie pastorale, à l'armée royale, dirigée mystiquement par le taureau dynastique. Ce dernier, comme le troupeau sacré des "Inyambo" (vaches particulièrement belles à longue cornes et couleur rousse) étaient considérées comme des institutions de droit public dans la mystique du pouvoir.

Mais non seulement la vache était importante dans la mystique du pouvoir, elle conditionnait toute la vie en société et même l'aménagement du territoire. L'environnement devait donc être en  harmonie avec les exigences des troupeaux, ce qu'exprime clairement une chanson bien connue tant au Burundi qu'au Rwanda:

        "Ishyamba rikwiye iki , Mirindi Nyakuvyara, ishyamba rikwiy-inka, Mirindi ya Ngoma...

        Mushake muriteme, Mirindi Nyakuvyara, Mushake murireke, Mirindi Nyakuvyara

        Isazi yamaze inka, Mirindi ya Ngoma"

        (Traduction libre: Ce qui fait la beauté de la nature, cher ami ?

                        C'est la Vache cher ami...

                        Du moment que les troupeaux sont décimés, cher ami

                       La protection de la nature n'a plus tellement de sens, cher ami...)

1. La vache dans les codes ésotériques de la dynastie

La démarche "ésotérique" des Anciens des Grands Lacs (Havila) consistait à transmettre des connaissances codifiées, relevant pour l’essentiel d’une épistémologie trans-rationnelle, et développées empiriquement par l'observation d'un grand nombre de faits et d'évènements retenus dans la mémoire collective , laquelle est transmise de génération en génération. Cette démarche est consignée dans des rituels, des symboles, des gestes et des paroles dont la signification précise est connu d'un groupe précis d'initiés qui savent percevoir clairement les choses et les phénomènes même avant de pouvoir les lesexpliquer rationnellement (Nil intellectu quid non prius in sensu). Il en était ainsi des Mages de la Cour du Rwanda (abiru), chargés de "déclamer", le moment venu, les règles relatives à la succession au Trône, aux règles d'intronisation et à la cohabitation entre le Roi et la Reine-mère, les deux personnages politiques les plus importants du Royaume. Les  initiés les transmettaient à leurs successeurs sous forme de mots et de gestes en observant le secret le plus absolu. 

Les codes esotériques des dynasties tutsi du Rwanda et du Burundi consistaient en un ensemble de poèmes magnifiquement appelés "Voies". Il s'agissait, selon les termes bien choisis de DEL PERUGIA de <<chemins cérémoniaires", sous forme de poèmes, descrivant le cheminement  "allant du fait concret à l'élévation spirituelle" et "partant de la Terre pour aboutir au Ciel" (o.c., p. 257).

La vache jouait un rôle central dans ces Codes esotériques. Ainsi "la Voie des Abreuvoirs" (comparable au Livre de la Vache, découvert dans le tombeau de Toutankamon), était un code de la dynastie, sous forme d'un fameux poème pastoral, comportant des enseignements doctrinaux destinés à faire prospérer les bovidés, qui était transmis oralement de génération en génération par des initiés, qui ne pouvaient en modifier un seul mot sans risque de mort. L'abbé Alexis KAGAME a rapporté que le Roi du Rwanda Mutara I Semugeshi, n'était pas parvenu à faire reproduire fidèlement et complètement ce Code. Il dut faire appel au Roi du Burundi qui accepta, en échange d'un pacte d'amitié, de lui communiquer les morceaux manquants de la Voie des Abreuvoirs (Histoire des rois du Rwanda, Ed. Impala, p. 33).

Il convient de signaler en passant l'existence d'autres codes ésotériques de la dynastie: alors que la <<Voie du Feu>> prescrivait les règles de conservation du Feu prométhéen qui brûlait jour et nuit devant le palais,  la <<Voie du Trône>> prescrivait les règles à suivre en vue de mobiliser les masses pour l'intronisation. Par exemple, le Roi étant mort, la multitude se sentait orpheline et angoissée. Alors, le représentant d'une grande famille tutsi se faisait l'interprète de l'angoisse  populaire et récitait un poème faisant partie de la <<Voie du Trône>> et annonçant l'avènement d'un nouveau roi en descrivant la démarche rituelle d'un grand seigneur (DEL PERUGIA,o.c., p. 248) qui, en présence du peuple,

         Allume le feu sur l'agora

        Et dit à haute voix - il fait nuit-

        "Mages, Mages, Mages

        Où est notre Roi ?"

        Ceux-ci répondent: "Laissez-nous le temps

        Dans quatre jours nous vous le donnerons".

        L'autre répond: "Je suis d'accord!"

        La nuit suivante, le gentilhomme allume

                un brasier semblable

        Et crie à haute voix:

        "Mages ! Mages! Mages

        Où est Notre Roi ?

        Donnez-nous notre Roi !"

        Ils répondent: "Laissez-nous le temps,

        Dans trois jours nous vous le donnerons !"

        Pendant trois jours il en va ainsi

        Les Mages décomptent les jours qui restent

        Et la dernière nuit répondent:

        "C'est demain que nous vous montrerons le Roi !"