Même les noms dynastiques étaient des codes de lois à suivre. Aussi bien au Rwanda qu'au Burundi, il y avait quatre noms dynastiques qui déterminaient globalement la programmation et plannification de la vie du Royaume. En ce qui concerne le Burundi, la séquence était la suivante:

1° NTARE-LE LION: rois du Ceinturon ou rois martiaux ou guerriers,  ils devaient consacrer leurs efforts à l'agrandissement territorial du Royaume par la guerre.

2° MWEZI - LA LUNE: rois patriarches ou rois-vachers, ils devaient dédier leur règne aux troupeaux de bovidés. Leur règne devait normalement être marqué par l'abondance du lait, la paix, l'accroissement des troupeaux et de l'ensemble de la richesse nationale.

3° MUTAGA-JOUR (Roi-Soleil): le roi-vestale qui dévouait son règne au "feu sacré" et à la lumière solaire du jour. Dans la mélodie politique, "il représentait un <<temps>> calme où le pays refaisait ses forces" (DEL PERUGIA, o.c. p.270).

4° MWAMBUTSA - TRAVERSEE (ou Transition): rois de transition, qui tout en perpétuant la prospérité acquise, préparait le recommencement du Temps politique organisé en un cycle de quatre étapes. Dans le Code esotérique de la Dynastie, le chiffre quatre revêt une importance capitale. Ainsi <<Un siècle politique>> tutsi se composait de la succession organique de quatre noms "qui fixaient la physionomie immuable des règnes à venir" (DEL PERUGIA, p.269). :

La séquence dynastique au RWANDA, où on retrouve, mutatis mutandis, le même contenu qu'au BURUNDI, est la suivante:

1° CYILIMA (Kilima) ou Mutara

2° KIGELI

3° MIBAMBWE

4° YUHI

Ainsi, en prenant docilement son rang lors de son intronisation, le roi acceptait un nom-programme. Même doué pour la guerre et possédé par la passion d'agrandir son pays, il se faisait docilement "Vestale" du feu s'il prenait le nom de Mutaga (Burundi). Etait-il au contraire d'esprit patriarcal, tourné vers la prospérité des troupeaux, et la paix des pâturages, il se consacrait sans récriminer à la guerre si son nom le désignait KIGELI (Rwanda) ou NTARE (Roi - Lion du Burundi). "Comme dans la vie monastique, sa personne ne comptait pour rien. Elle s'effaçait devant le mouvement qu'il devait conduire dans la symphonie du temps politique, infiniment supérieur à sa personne" (DEL PERUDIA, o.c., p.270). Il convient de relever en passant (sans autres développements qui dépasseraient le cadre de la présente étude) qu'il serait possible de mettre en parallèle les 4 éléments de la mythologie grecque (l'eau, l'air, la terre, le feu) et les 4 noms des séquences dynastiques du BURUNDI et du RWANDA.

2. La vache et l'organisation judiciaire - rôle du bâton "Intahe".

La valeur de la vache confère son importance au bâton du pasteur qui s'en occupait. Le thème du bâton est intimement lié à celui de la vache, comme le démontre le célèbre "hymne au bâton" (Inkoni yera/bâton blanc ou bâton sacré) de l'ancien fief du Prince MUHINI (Nord-Est du Burundi), dans lequel on chante les troupeaux et les vaches des anciens. Il y a le bâton qui sert à orienter les vaches ("Inkoni yo kuragira") mais qui devient un bâton sacré (Inkoni yera/Intahe), lorsque celui qui le porte a été initié à la fonction  de Juge (par cette initiation, il devient notable consacré "Umushingantahe" ou "détenteur autorisé d'Intahe"). A l'instar de Moïse dont le bâton de berger (il a gardé, selon la Bible, les troupeaux de son beau-père éthiopien Jethro) devait, après  initiation divine, l’aider à conduire le peuple hébreu vers la Terre Promise et à trancher des litiges (Exode, 18), le bâton des pasteurs deHavila se transforme en "Intahe" (littéralement le "bâton du retour") par lequel le notable initié (Umushingantahe) tranche des litiges, siège à la cour du Roi (i Bwami) et/ou celle du prince (i Buganwa) et veille à la paix sociale. Etymologiquement, le terme “intahe” semble renvoyer au “bâton de Ptah”, le Dieu égyptien de la justice.

Comme il y avait un nombre relativement très élévé de litiges relatifs aux vaches (vaches volées, non-respect du contrat de l’Ubugabire, héritage de vaches, disputes autour des pâturages et des abreuvoirs,...)  les Bashingantahe étaient, traditionnellement, très majoritairement propriétaires de vaches.

 

C. LA VACHE DANS LES INSTITUTIONS DE DROIT PRIVE

1. Droits fonciers

Compte tenu du nombre impressionnant de vaches circulant sur le territoire, il n’y avait point de détention définitive définitive du sol sans possession de vaches. Au BURUNDI et au RWANDA, comme à la Cour de Ménelik II, les hautes promotions militaires à la Cour pour les chefs d’armée s’accompagnaient toujours d’octroi par l’Empereur ou le Roi de nombreux troupeaux ou d’armées bovines. Par ailleurs, la recherche d’un pouvoir accru passait souvent par des razzias de troupeaux de vaches des entités  de voisins ou d’étrangers avant de se rendre maîtres du territoire de ceux-ci. Ainsi, on a pu écrite que

« Le bétail est la chose la plus précieuse qui existe. Il dépasse tous les autres biens, même les commandements, dont le but est d’ailleurs de s’enrichir en bétail » (Shumacher, Rwanda , 422).

Comme le chantait en 1973 le vieux NKESHIMANA Emmanuel (Ruyigi/Burundi) avec son umuduli (instrument traditionnel de musique), tous les pays de la région n’étaient qu’un ensemble de pâturages (Imiyonga y’inka). Ces pâturages, ainsi que le sol sur lequel ils étaient établis, appartenaient aux vaches (et bien entendu aux propriétaires de ces dernières). Il faut relire à cet égard le Rapport du Conseil Supérieur du Pays  (Rwanda), 12 èmesession, du 26 septembre au 9 novembre 1957 (CSP, 1957: 166,177; voir aussi LUGAN, B., Histoire du Rwanda, de la préhistoire à nos jours, Paris,Bartillat, 1997, pp.151-153) dans lequel il est confirmé que les pâturages (donc les terres) “appartiennent aux vaches” (igikingi ni icy’inka).

Ceux qui ne possédaient pas de vaches n’avaient de la terre qu’une détention précaire et devaient, sous peine d’être chassés manu militari, conclure un contrat d’ubugererwa (BURUNDI) ou d’Ubuhake (RWANDA) avec un pasteur voisin. Ce contrat le liait alors à son maître (Shebuja) pour une durée indéterminée, le Mugererwa/ muhutu (BURUNDI) ou mugaragu (RWANDA) s’engageant à fournir  des prestations précises en nature en échange de la jouissance de la terre (cette jouissance ne devait cependant pas s’exercer au détriment du bien-être des bovidés)  et de la protection de son maître. Il n’était cependant pas question de servage ou encore moins d’esclavage, chacune des deux parties gardant la totale liberté de rompre le contrat (voir ci-dessous).

a) Du contrat de l’Ubugererwa (Burundi) ou Ubuhake (Rwanda)

L’article 1er du décret-loi burundais n° 1/19 du 30 juin 1977 (BOB n° 10/1977, p.555), sur la suppression de l’ Ubugererwa donne de cette institution la définition suivante:

 

“...la convention selon laquelle un titulaire de droits fonciers, le shebuja, remet la jouissance d’un fonds de terres, l’itongo, à un exploitant, lemugererwa, pour une durée indéfinie et révocable, à charge de ce dernier et de sa descendance, de servir au shebuja des prestations diverses de travail et de servir au shebuja des prestations diverses de travail et de services variés ou de fournitures de valeurs ou denrées, manifestant l’allégeance du mugererwa et des siens à l’égard du shebuja”.

Il convient de faire remarquer que cette définition a été élaborée dans un contexte politique précis: l'essentiel du pouvoir (spécialement politique et militaire) était à ce moment dans les mains des Batutsi-Bahima, généralement petits propriétaires fonciers, alors que la grande majorité des grands propriétaires fonciers était formée par les Baganwa (princes de sang) et les autres Batutsi Banyaruguru (noblesse monarchiste) qui, tout en ayant perdu l'essentiel de leur pouvoir politique avec la chute de la monarchie en 1966, gardaient néamoins une emprise sociale, économique et culturelle considérable sur le pays entre autres à travers l'institution de l'Ubugererwa. La suppression de cette institution, en même temps que les pertes de terres qu'elle a entraînées, a permis de réduire cette emprise pratiquement à néant.  Comme il fallait supprimer l'institution, il fallait la présenter sous le jour le plus défavorable possible (voir supra la définition précitée)  pour prévenir les éventuels résistances de ceux qui ont été expropriés (au nom d'une prétendue équité, motif insuffisant en soi à justifier l'expropriation) sans aucune forme d'indemnisation. Le professeur René MASSINON a apparemment perçu ces efforts de diabolisation contenue dans la définition précitée en rappelant qu'en dépit de "l'originalité" de l'ubugererwa, cette dernière "n'est pas telle que cette institution ne puisse être rapprochée par certains de ses caractères d'un contrat bien connus des juristes contemporains, en l'occurrence le bail à ferme: convention par laquelle un propriétaire, le bailleur, concède pour une période déterminée la jouissance d'un dommaineagricole moyennant redevance en argent ou en nature, payable par le preneur. Dans le cas de l'ubugererwa, le bailleur s'appelle shebuja et le preneurmugererwa; quant au domaine agricole loué et dont la superficie doit être suffisante pour assurer l'entretien du mugererwa et de sa famille, il se dénomme itongo. La redevance due par le mugererwa ne consiste évidemment pas en argent - le Burundi antécolonial ignorait les signes monétaires-mais en prestations de travail et en nature (produits du sol et bière artisanale). Le taux de ces prestations n'était d'ailleurs pas fixé par la coutume, mais dépendait des relations entretenues par les parties. Ainsi les prestations en travail pouvaient atteindre deux jours par semaine- la semaine traditionnelle avait une durée de cinq jours- mais si le shebuja et le mugererwa se connaissaient depuis longtemps et s'estimaient,  elles pouvaient ne porter que sur un jour par mois, voire moins encore. Et il n'en allait pas autrement pour les prestations en nature...

L'historien familiarisé avec le droit foncier de l'Europe médiéval inclinerait volontiers à identifier l'ubugererwa à une forme de servage impliquant l'interdiction pour le locataire et ses descendants de quitter la terre du shebuja. Une telle déduction serait pourtant fausse car l'ubugererwa peut être résilié en tout temps et sans indemnité par chacune des parties, qu'elle ait personnellement conclu le contrat ou soit tenue en qualité d'héritier d'un contractant défunt. Le shebuja ne dispose d'aucune action pour s'opposer au départ du mugererwa qui désire quitter sa terre..." (MASSINON, R., o.c.,p. 72-73). Massinon a ensuite mis en évidence le respect du principe moderne de l'autonomie de la volonté et de la liberté contractuelle (o.c., p. 73), tout en rappelant que si le mugererwa était la partie économiquement faible, cette position ne conduisait pas, dans une société ignorant la poursuite acharnée du lucre, à son exploitation éhontée car, note Massinon (ibid.), les parties sont "astreintes à des obligations à caractère social pronconcé...Ainsi, le shebuja doit assurer une protection efficace au mugererwa en butte à l'hostilité de tiers ou d'autorités locales. Il le représente et l'assiste devant les autorités administratives et judiciaires. Enfin, il lui vient en aide lorsqu'il est condamné au paiement d'indemnités ou confronté à des événements familiaux coûteux (mariage, deuil familial) ou économiquement défavorables (mauvaise récolte, épizootie). Le shebuja n'est pas un simple bailleur d'itongo; aux yeux de ses  bagererwa, il apparaît comme un <<père social>> comme l'indique l'étymologie Shebuja" (cela est correcte mais en réalité "Shebuja" signifie aussi "Maître" ou "Seigneur").

Cette analyse est sans doute juste mais elle contient une lacune importante, à savoir l’omission de l'influence de la vache sur le contrat de l'ubugererwa. Généralement, les Shebuja étaient propriétaires de vaches alors que les Bagererwa n'en avaient pas. Shebuja livrait du lait aux bagererwa, ce qui était indispensable pour leur alimentation et celle de leurs enfants. Il leur fournissait également de la bouse de vache, un produit indispensable à des secteurs essentiels de la vie quotidienne: fabrication de paniers (urutaro), de séchoirs pour le sorgho et le maïs (imbuga), construction de murs intérieurs (urusika),... Par ailleurs, la présence de troupeaux entraînait la mise en disponibilité de terres semi-défrichées, autrement inaccessibles; ainsi, la venue des vaches impliquait la conquête de nouvelles terres sur la faune qui abritait divers animaux sauvages et dangereux. 

Le troupeau de vache, sous la direction du taureau "Ingabe" représentait le Shebuja et son armée virtuelle. La poésie pastorale attribuait à ce tropupeaudes faits héroïques comme l’atteste le célèbre "hymne au bâton" (Inkoni yera /bâton blanc ou bâton sacré; mentionné supra) dans lequel une vache héroïque terrasse un combattant humain:

        <<Inkoni yera ni ya  nka yakubise umugabo mu kiziba

        Ikizimu kirahinda rugondo kirahunga;

        Yambaje ryangombe rya nyina

        Ati nkurako ya nka mugendana nkuyo

        Nzokwengera intango iturutse mu kiruhura,

        Kwa nyina wa Nyanjwenge,...>>

(Traduction libre:   Bâton sacré, Vache héroïque

        Elle a terrassé le combattant

                     Elle l'a jeté dans la mare.

        Se sentant secoué dans tout son être

        Il a appelé au secours en promettant à son éventuel libérateur

        Monts et merveilles...)

Dans un monde où les bêtes sauvages faisaient régulièrement des victimes et où les luttes entre princes rivaux n'étaient pas chose rare, la poésie pastorale entretenait un sentiment de sécurité  qui, avec les avantages matériels et sociaux susmentionnés (lait, bouse, assistance judiciaire, etc), poussait une grande partie de Bahutu dépourvus de bovins (qui fournissaient la quasi-totalité des Bagererwa), à se mettre volontairement au service de pasteurs batutsi propriétaires de grands troupeaux (qui fournissaient la quasi-totalité des Maîtres/Shebuja) au lieu d'essayer d'acquérir une propriété franche mais soumise à tous les dangers (tout chef de famille pouvait solliciter du Roi ou d'un prince un domaine agricole prélevé sur le domaine privé). Par conséquent, comme le démontre le professeur  MASSINON, l'ensemble des Bagererwa représentait, dans le Burundi antécolonial, au moins un tiers de la population burundaise ( o.c., p.75). A cause de cette situation, les Batutsi détenaient avant la colonisation et l'installation des missions plus de 90 % des terres, qu'ils géraient cependant en bon père de famille.

Le Ministre burundais de la justice de l'époque (le désormais célèbre J.B. MANWANGARI) n'avait donc pas raison lorsqu'il affirmait, le 15 avril 1977, pour justifier la réforme, qu'il est "inconcevable, dans un Etat qui se veut moderne, qu'un citoyen travaille sur la propriété d'un autre en payant des redevances inouïes et cela de père en fils, jusqu'à la fin des temps. Ce genre d'esclavage plus ou moins raffiné est à bannir à jamais" (A.B.P., Bulletin quotidien, n° 1932, 15 avri1977, p.4.). La référence à l'esclavage n'avait aucun fondement.

Des études ont en effet bien démontré que d'une part l'ubugererwa n'avait rien à voir avec l'exclavage et n'affectait pas la liberté des parties et que, d'autre part, les prestations des bagererwa (locataires) n'avaient rien d'exaggérées par rapport au locataire occidental moderne même après la transposition de l'institution dans une société plus monétisée (MASSINON, o.c., p.87), surtout si l'on tient compte des obligations réciproques deShebuja (propriétaire).  L'étymologie même du mot "umugererwa" insiste d'ailleurs  plus sur l'obligation principale du bailleur qui consiste littéralement à "installer  sur son domaine un étranger errant" (kugererera). Cette obligation  découlait de la Loi ancestrale qui imposait l'assistance à tous ceux qui, y compris les étrangers, se trouvent dans le besoin.

Bref, les avantages liés à la vache et dont profitait également le mugererwa permettaient traditionnellement  d'équilibrer les obligations réciproques des parties. La même philosophie de base se retrouvait en partie dans le fonctionnement du contrat de l'ubugabire (voir infra).

b) Du contrat de l'Ubugabire

Il semble étonnant, à première vue, de voir étudier l'Ubugabire dans un chapitre consacré aux droits fonciers alors que cette institution se présente apparemment comme une variété de bail à cheptel qui devrait donc, dans la tradition napoléonnienne, être étudiée plutôt en droit des obligations. Dans la région sous examen, ces apparences sont cependant trompeuses car, comme l'a noté R. MASSINON, la vache n'y était pas considérée comme un simple bien mobilier dans le commerce (o.c., p. 101) mais plutôt comme un bien immobilier. Cela est d'autant plus vrai que la possession des vaches était souvent nécessaire pour affirmer ou confirmer ses droits sur le sol; ceux qui ne possédaient pas de vaches et n'étaient pas liés par un contrat d'Ubugererwa (voir supra) étaient en situation (fort précaire) de "squattage de pâturages". Selon Hans Meyer (DieBarundi, Berlin, 1916, ), les terres apparemment libres appartenaient le plus souvent aux "pasteurs riverains de ces prairies", situation qui a fortement changé pendant la colonisation au cours de laquelle les missions chrétiennes ont acquis manu militari (suivant en cela l'exemple de l'administration coloniale) des droits "définitifs” sur les pâturages et ont créé autour d'elles des zones franches où se sont installés bon nombre de Bahutu qui, avec le baptême, se sentaient en même temps libérés de l'emprise de la Loi ancestrale.

Si les autorités coloniales se sont plus occupées de la suppression de l'ubugabire que de celle de l'ubugererwa, c'était pour des raisons politiques bien déterminées: il y avait sur le territoire du "Ruanda-Urundi" trop de vaches qui laissaient donc trop peu d'espace à l'agriculture; il fallait décourager l'élevage au profit de l'agriculture en favorisant la diminution de la taille des troupeaux; ce résultat pouvait être atteint entre autres en décourageant la poursuite de l'institution d'ubugabire qui favorisait l'entretien de très larges troupeaux de vaches (voir au sujet de cette politique, MEYER, H, o.c., p.81; MASSINON, R., o.c., p. 102 &ss.).

Traditionnellement, il existait plusieurs catégories d'Ubugabire: ubugabire d'amitié, ubugabire-récompense, ubugabire politique et ubugabire économique qui n'avait rien de commun sauf qu'ils avaient le même objet à savoir une ou plusieurs vaches (MASSINON, o.c., pp.102-104; BOTTE, R., “Agriculteurs / éleveurs et domination du groupe pastoral”, in Pastoral production and society, Cambridge University Press, 1979, pp.399-418;BOURGEOIS, R., Banyarwanda et Barundi, Tome II, "La coutume", Bruxelles, I.R.C.B., 1954, pp.266-335.;BOURGEOIS, R., L'évolution du bail à cheptel au Ruanda-Urundi, Bruxelles, A.R.S.C., 1958, 60 p.;BUREAU PERMANENT DU CONSEIL DU MWAMI, “Le contrat d'ubugabire, une coutume murundi” in Bulletin de jurisprudence du Ruanda-Urundi, octobre 1947, n°4, pp.173-199;SIMMONS, E., “Coutumes et institutions des Barundi”, in Bulletin des juridictions indigènes et du droit coutumier congolais, mai-juin 1944, 12ème année, n° 9, pp.208-218.).

Fondamentalement, les trois premières catégories d'Ubugabire (littéralement: "cadeau de vache") n'entrait pas dans le domaine du droit car la Loi ancestrale était proche de la Common Law. En l'absence de contreprestation économique obligatoire (la "consideration" du droit anglais), il n'y avait pas de contrat et le bénéficiaire du cadeau de vache ne pouvait pas être attaqué en justice pour n'avoir pas accompli un prestation quelconque.

La catégorie qui intéressait le droit étaient celle de l'Ubugabire économique car elle était considérée comme un bail de cheptel créant par conséquent des obligations contractuelles dans le chef du locataire. C'est donc cette catégorie qui retiendra l'essentiel de notre attention mais il convient d'abord de définir chacune des quatre catégories.

- L'Ubugabire d'amitié

Cette catégorie d'Ubugabire signifie l'octroi d'un cadeau sous forme d'une ou plusieurs vaches, entre personnes de même classe sociale, exprimant la sympathie d'une personne vis-à-vis d'une autre, sans référence à une contrepartie économique. Le but social de ce type d'Ubugabire était  (et est toujours) la consolidation de l'amitié. L'occasion du don était un évènement heureux ou malheureux advenu au donataire (mariage, naissance d'un enfant, revers économique, etc.). Dans la réalité sociale des pays des Grands Lacs, ce type d'ubugabire était passé, en très grande partie, entre pasteurs de même niveau (c'est à dire entre Batutsi en ce qui concerne le Rwanda et le Burundi). Il n'entraînait aucun rapport de subordination entre les deux parties.

 

- L'Ubugabire-récompense

Cette catégorie d'Ubugabire était proche de celle d'ubugabire d'amitié en ce qu'elle ne requérait pas de la part du bénéficiaire une contreprestation économique. La différence entre les deux catégories résidaient en ce que l'Ubugabire-récompense pouvait impliquer des personnes appartenant à deux classes sociales très différentes, par exemple lorsque après de longues années de bons et loyaux services, les fonctionnaires de la Cour tels que le messager/suivant (Umugendanyi), l'intendant/cuisinier (Umukevyi) et  le trayeur (umukamyi), recevaient du Roi une ou plusieurs vaches en guise de récompense.

- L'ubugabire politique

Pour l'essentiel, cette catégorie d'ubugabire liait des pasteurs de classes sociales équivalentes ou différentes mais ayant des intérêts politiques mutuels dans l'établissement ou le renforcement de   leurs liens à travers des dons de vaches. Ainsi, un prince (muganwa) pouvait donner des vaches à un autre prince pour renforcer leur alliance. De même, le Roi pouvait faire un cadeau à un prince en particulier dans ce même but. En effet, en dehors des mariages, la meilleure façon d'établir ou de renforcer les liens politiques était le mariage.

L'ubugabire politique concernait également des personnes de plus "humble extraction mais non dépourvues de ressources matérielles et d'entregent" (MASSINON, o.c., p.103) qui s'étaient fait remarquer à la cour par la fréquence de leurs visites de courtoisie (visites souvent accompagnées de cadeau) et qui recevaient en définitive une ou plusieurs vaches de la part du Roi ou du Muganwa, ce qui lui permettait d'établir un lien direct avec ce dernier (kwishikira)  et d'échapper ainsi à l'éventuelle tyranie de l'administrateur local (Umutware). Dans ce cas, la vache constituait un moyen de preuve: elle était en effet la preuve matérielle du lien direct existant entre la personne en question et le Prince. Elle annonçait souvent une promotion politique future (nomination comme mutware (administrateur local), mugendanyi (membre de la suite), etc.

Ubugabire économique

Ce type d'ubugabire, contrairement aux trois autres, était un contrat synallagmatique visant un bénéfice économique et créant des obligations réciproques. Pour les gros propriétaires de bovins, ce contrat permettait de confier l'entretien d'une partie de ses vaches à des tiers, diminuant ainsi la surcharge liée à l'entretien d'un trop grand troupeau. Pour les non-propriétaires de bovins, en majorité des Bahutu, ce contrat permettait d'accéder à la condition d'éleveur de vaches, qui, en plus des avantages économiques qu'elle représentait, préparait aussi la voie de l'éventuelle assimilation à terme à la condition de "mututsi" ou sorte de naturalisation (kwihutura).

Transposé dans un cadre napoléonien, l'ubugabire économique correspondait au bail à cheptel.  L'obligation principale du bailleur (Shebuja) consistait dans la mise à la disposition du locataire (umugabire/umuhutu) une ou plusieurs vaches. De sa part, le locataire avait l'obligation  de fournir du travail au bailleur. Les prestations en travail pouvait être remplacées par le prélèvement d'un ou plusieurs veaux provenant de la vache concédée (ukwokoza). Comme dans le cas de l'ubugererwa, l'ubugabire était conclu pour une durée indéterminée et se transmettait aux héritiers des parties.  Néamoins, l'autonomie de la volonté et la liberté contractuelle restaient intactes et chaque partie disposait donc d'un droit de résiliation unilatérale, hypothèse dans laquelle le locataire (umugabire) ou son héritier recouvrait sa liberté mais devait restituer au bailleur les vaches concédées et leur croît ou ce dernier seulement si les premières étaient mortes. Là non plus comme pour l'ubugererwa, il n'y avait aucune forme de "servage pastoral" (exploitation des hutu par les tutsi), contrairement aux prétentions émises dans ce sens pendant l'époque coloniale.

- L'abolition de l'Ubugabire économique

Dans la concurrence que livraient les agriculteurs aux pasteurs sur le plan des superficies (pâturages disponibles), l'administration coloniale, conseillée par l'Eglise, choisit, de plus en plus explicitement le camp des agriculteurs. Dans le Plan décennal pour le développement économique du Ruanda-Urundi publié en 1951 par le Ministère des Colonies à Bruxelles, on pouvait lire un jugement sévère de l'élevage de bovins au "Ruanda-Urundi" et de l'institution de l'ubugabire/ubuhake:

             “Le Ruanda-Urundi est un pays que le bétail écrase...Certaines régions ne comptent qu'un hectare de pâturages par bovidé...La situation est particulièrement désastreuse durant la saison sèche. Les bas-fonds qui, en cette saison, étaient naguère des réserves de pâturages, furent progressivement envahis par les cultures nécessaires aux besoins croissants de la population... La valeur économique du cheptel, dans l'ensemble sous-alimenté et malade, s'en ressentit lourdement. D'autre part, l'indigène indifférent aux aspects économiques de l'élevage,    considère le bétail exclusivement comme un signe de richesse et de prestige social. S'opposant par tous les moyens à la réforme des bêtes trop vieilles...il est cause que le             nombre de bêtes abattues reste sensiblement inférieur au croît normal du cheptel, ce qui   a pour effet d'aggraver rapidement l'overstocking...L'élimination progressive de      l'ubuhake et de l'ubugabire est le premier objectif que s'assigne le Plan décennal en vue       d'assurer la résorption de l'excédent de cheptel..." (Plan        décennal, o.c., pp.400-401).

 

Dans sa lutte contre ce qu'elle considérait comme un surplus de troupeaux nuisible à l'agriculture (il y avait au total 382.207 têtes de vaches recencéesen 1951 au Burundi),  l'administration coloniale luttait donc contre l'institution de l'ubugabire/ubuhake et déjà en 1927, le système dit "Ryckmans" (il avait été mis au point par Pierre RYCKMANS) fut mis en vigueur: il imposait la non-application de la règle ancestrale selon laquelle en cas de résiliation de l'ubugabire, la totalité du troupeau formé par les vaches concédées et leurs croîts devait revenir au shebuja (bailleur). A partir de 1927, le partage suivant la résiliation par le mugererwa/muhutu devait s'opérer comme suit:au shebuja, les vaches  concédées ou, si elles étaient mortes entre temps, un nombre équivalent de descendantes, plus un sixième du croît; au mugabire, le reste du croît (MASSINON, o.c. p.107).

Par ailleurs, les pressions de l'administration coloniale sur les Cours royales du Rwanda et du Burundi en vue de la suppression de l'ubugabire/Ubuhake) économique devinrent de plus en plus insupportables. Les deux rois durent intervenir dans le sens souhaité. Au Burundi, cela fut fait par l'arrêté n°11 du 30 juin 1955 du Mwami Mwambutsa IV qui portait suppression, pour le futur, de l'ubugabire économique. L'article 7 de cet arrêté était stipulé comme suit:

            "La conclusion de tout nouveau contrat d'ubugabire est interdite. Le cadeau en bétail, base de l'institution dite "ubugabire", reste autorisé

mais il est bien entendu toutefois que le bénéficiaire n'aura plus à l'égard du donateur aucune obligation".

L'ubugabire d'amitié et les autres formes d'ubugabire non-économiques échappèrent à ce que MASSINON qualifie, à juste titre, de "courant contemporain de destruction de valeurs et institutions traditionnelles" (o.c., p. 106).

2. Droit des personnes et  de la famille

La vache jouait également un rôle considérable en droit de la famille, spécialement au niveau du droit du nom et de la dot.

a) Le nom

Le choix du nom des enfants devaient s'opérer par rapport au patrimoine culturel des anciens. Comme ce patrimoine dépendait largement de la vache, il était de bon ton, dans les familles de pasteurs, de donner des noms se référant aux vaches, surtout pour les filles, par exemple: Kamagajo (par référence aux vaches rousses), Nyirazaninka (par référence aux bienfaits découlant de la possession des vaches), Nankuyo (par référence à un instrument servant au nettoyage des vaches), etc.

b)   La dot (inkwano

Il y avait deux sortes de biens que l'on donnait en guise de dot au père de la future mariée:

- la vache pour les tutsi et assimilés (abihuture);

- les houes pour les hutu et assimiliés.

La vache était donc l'instrument de la dot par excellence entre familles de pasteurs. Au cours des cérémonies entourant la dot, la future mariée était comparée à une jeune vache: "inka muntu":  Et comme dit une chanson bien connue au Burundi:  "Inka ni nziza, ayi mama inka; zirera abana, ayi mamainka, zikabaramura,ayi mama inka, zizana abageni, ayi mama inka, zikabarika".

(traduction libre: la vache est bonne; elle entretient bien les enfants et leur permet de grandir; elle permet de se procurer des épouses et de les entretenir...).

CONCLUSION

La vache, objet de droit foncier,  avait une importance fondamentale dans le droit et la culture des pays des Grands Lacs africains (Havila). Outre que certaines vaches avaient le statut de véritables institutions (les vaches sacrées Inyambo et le taureau dynastique Ingabe) ou étaient choisies pour le sacrifice à Dieu (ingorore), la vache en général jouait un rôle décisif aussi bien dans la culture (p.e. poésie pastorale) que dans les institutions de droit privé (particulièrement dans les contrats de l'ubugabire/ubuhake et ubugererwa) et celle de droit public (p.e. dans le Code esotérique de la dynastie "Voie des Abreuvoirs"). En ce qui concerne les importantes institutions de l'Ubugabire/ubuhake/ubugererwa, assimilées parfois, très à tort au servage ou (même pire) à l'esclavage, il convient de souligner que les obligations réciproques étaient plus équilibrées que dans l'image qu'en présentaient les observateurs étrangers et certains nationaux, au nom d'une certaine politique. Les prestations en nature livrées par le locataire (umuhake/umugererwa/umuhutu) n'avaient rien d'exaggérées par rapport à celles d'un locataire moderne, surtout si l'on tient compte des obligations du bailleur (shebuja), spécialement le devoir d'assurer la sécurité physique (p.e. contre les trafiquants d'esclaves) et l'assistance judiciaire du locataire.

Instrumentum principal d'un droit issu d'une civilisation jugée à tort de "païenne" par l'Eglise catholique, le rôle de la vache s'est effrité au fur et à mesure de l'évangélisation. Cette dernière s'est accompagnée de l'abolition d'institutions juridiques ancestrales. Il n'en reste pas moins vrai que la "magie de la vache" n'a pas encore disparu de nos jours, si l'on en croit les nombreuses chansons qu'elle inspire. Par ailleurs, certains groupes qui ont su mieux résisterà l'inquisition missionnaire (par exemple les massaï) montrent que le mode de vie pastoral n'est pas suranné puisqu'il permet à ces groupes d'avoir un niveau de vie moyennement supérieur à celui d'autres groupes africains (p.e. la famine est inconnue chez les Massaï). Il appartient au Législateur national de juger des institutions pastorales à remettre en valeur dans le cadre global de la réhabilitation de la Loi des Anciens. Dans cet ordre d'idées, la présente analyse aidera aussi à fustiger les antropologues et historiens superficiels qui ont publié sur les civilisations en question sans se donner la peine de les comprendre profondément. Par ce faire, ils ont diffusé de fausses idées qu'il convient de corriger. C'est pourquoi nous saluons les efforts actuels visant à l'installation du Centre de Recherche sur les Civilisations de Havila (CRCH) dans un des pays de cette région.

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